À presque 60 ans, il est temps pour DJ Luciano de se reposer à la même heure que les autres, même si, comme il l’affirme : « Je n’ai jamais dormi la nuit ». Le fondateur et président depuis plus de 20 ans de l’Association des DJ et Animateurs de Côte d’Ivoire (ADJACI) fera son dernier tour de piste à l’occasion de la Coupe d’Afrique des nations, qui se tiendra en Côte d’Ivoire en janvier 2024, belle manière de boucler la boucle pour celui qui commença sa carrière comme footballeur à l’Africa Sport d’Abidjan à la fin des années 1970. Il organise pour l’occasion des battles de DJ entre les pays participants, et lâchera ensuite la gestion de cette association qui représente selon lui plus de 20 000 DJ ivoiriens sur le territoire et à l’étranger. Il restera encore un temps manager du Seven Parade, boîte de nuit sur deux étages du quartier d’Angré où se produisent les DJ au rez-de-chaussée, et des orchestres de zouglou et de rumba à l’étage le week-end. C’est là que nous le rencontrons, à 1h du matin, accompagné de sa vieille amie Monique de passage à Abidjan. L’ambiance est calme dans la boîte de nuit où seules deux tables sont occupées devant l’orchestre de zouglou du soir. Au rez-de-chaussée, bien que plus animée, la soirée peine tout de même à décoller. Après avoir partagé quelques bières dans la boîte, nous allons nous asseoir avec Luciano et Monique dans une petite cave en face, où ils nous racontent quelques anecdotes de la longue carrière du Président des DJ de Côte d’Ivoire.
L’émergence des DJ
Le parcours de Guéï Boné Lucien, dit Luciano, est une plongée dans l’histoire des nuits ivoiriennes, qu’il fréquente sans discontinuer depuis 1981. Il fut d’abord danseur de smurf dans le premier collectif de hip-hop ivoirien – si ce n’est africain : les Abidjan City Breakers, en compagnie d’Yves Zogbo Junior et Consty Eka qui animeront quelques années plus tard la très célèbre émission « Afrique Étoile », dans laquelle défileront les plus grandes stars africaines. Dès 1984, Luciano suit la tendance hip-hop et devient DJ. Il officie d’abord à Yopougon dans la boîte « Canal Plus » de l’animateur radio Paul Dokui. En 1986 il prend les platines d’une des plus grandes boîtes de nuit d’Abidjan, le Whisky à Gogo, à Treichville. À cette époque, la musique ivoirienne n’a pas encore percé, et les DJ passent essentiellement du makossa, propulsé par la victoire du Cameroun à la Coupe d’Afrique des nations en 1984, et de la musique zaïroise avec les Kanda Bongo Man ou le TP OK Jazz.
Alors que les boîtes de nuit se multiplient à Abidjan et avec eux le nombre de DJ, le mouvement se structure progressivement et les DJ accompagnent l’émergence d’une musique proprement ivoirienne. Au début des années 1990, la nuit abidjanaise prend toute son ampleur : « Les années 90, nous on révolutionné la nuit en fait. Parce qu’il y a une nouvelle génération de DJ qui arrive. Moi, JC Kodjané, Jean-Paul Sven Attéméné, S.A.B., Cervé, on vient à la place de Biram Diawara et de Désiré Adoh qui sont de la vieille époque. Nous, quand on arrive, on apporte un style d’animation au micro qui fusionne avec le rap. Parce que d’abord, étant dans les boîtes de nuit, on est d’abord des rappeurs, on prenait le style d’animation des Américains, des MC. C’était l’avènement des sound system où on a pu faire des concours de rap en Côte d’Ivoire, et après y’a la génération des Stezo, Almighty’s, etc qui sont venus nous compléter. Et puis, 90, l’avènement du zouglou ! Ça nous permet, à nous qui étions des DJ qui ne jouaient pas de musique ivoirienne dans les boîtes, de jouer de la musique ivoirienne. Et ajouté à ce concept de zouglou-là, on a mis maintenant les Meiway, et les Gadji Celi…»
La musique et le football n’étant jamais loin pour Luciano, la victoire des Éléphants à la Coupe d’Afrique de 92 accompagne l’émergence d’une scène ivoirienne, dont Gadji Céli, ex-footballeur international devenu chanteur, puis de tous les zougloumen qui vont porter jusqu’en Europe la musique ivoirienne : Yodé & Siro, Les Salopard, Espoir 2000 et, bien sûr, à la fin de la décennie, les Magic System. Si les années 1990 sont incontestablement une période faste pour la musique locale, le meilleur était encore à venir pour la nuit ivoirienne et le monde des DJ : « La crise de 2002 a révolutionné la rue Princesse avec le coupé-décalé. Beaucoup de maquis ont ouvert dans tout Abidjan car Yopougon a contaminé les autres quartiers. Le Diarra à gogo, la Cour des Grands à Marcory, les 1000 maquis, le Marcory Gasoil… c’est dans ces maquis que sont révélés des grands DJ comme DJ Arafat, Debordo, DJ Lewis, DJ Mix, DJ Bonano… »
Si les premiers artistes de coupé-décalé tels que Douk Saga et Le Molare étaient des chanteurs, les DJ se sont rapidement accaparés le mouvement en diffusant leurs morceaux dans les cabines et en développant la pratique de « l’atalaku », terme qui désigne à l’origine les animateurs qui font les louanges des personnalités dans la rumba congolaise, mais qui est détourné par les DJ ivoiriens qui citent le nom des clients en soirée dans en échange de quelques billets.
« À ce moment, tout le monde était dans un bloc de DJ. Ça a beaucoup emmerdé le zouglou d’ailleurs, qui était la musique qui avait le pouvoir avant. Mais quand le coupé-décalé arrive, que les DJ commencent à s’imposer, qu’ils commencent à jouer plus leur musique dans leurs espaces, ça crée des soucis au zouglou. Et pendant la crise, on n’entend plus que les DJ. »
C’est à cette époque que Luciano décide de ranger ses disques et ses platines pour organiser le mouvement des DJ et lui donner toute son ampleur. Il fonde l’ADJACI en 2001 et, depuis plus de 20 ans, structure progressivement ce milieu : il impose des cachets convenables pour les DJ aux gérants de boîte de nuit, il organise la diffusion de la musique ivoirienne dans les espaces, il promeut la scène DJ ivoirienne à travers le monde et il négocie aussi le statut professionnel des DJ avec le ministère. Dans le même temps, il change de métier et devient manager de boîte, continuant à participer activement au développement de la nuit ivoirienne, tout en proposant ses services de DJ pour certaines vieilles connaissances.
Seul le « travail » paie
Les années 2010 vont marquer une nouvelle étape de la nuit ivoirienne, à laquelle Luciano assiste donc comme gérant. C’est l’arrivée massive du phénomène des « brouteurs », ces jeunes gens qui vivent d’arnaques sur internet et qui dépensent ostensiblement leur argent dans les boîtes de nuit, justement afin de faire chanter leur nom par les DJ, graal de la reconnaissance : « Les brouteurs, ça a beaucoup aidé les DJ. Parce qu’à un moment, quand il y a eu le travaillement, ceux qui ont pris le pouvoir, c’étaient des petits brouteurs. C’étaient des petits qui faisaient des coups, mais qui avaient de l’argent. Donc eux aussi ils ont boosté certains artistes, d’où même on disait leur nom dans les morceaux. À l’époque y’avait des noms qui sortaient, plein de noms. Je n’ai pas envie de citer ici, aujourd’hui ils sont plus forcément brouteurs, mais c’est eux qui ont envoyé le système de broutage. Ça fait qu’ils ont donné la valeur à ce qu’on appelle l’animation de bar. Parce qu’après les maquis on ouvre maintenant des grands bars, et ceux qui soutiennent ces grands bars maintenant, ce sont les petits brouteurs.
Si les travaillements ont été inventés dans les nuits parisiennes par le groupe des boucantiers – qui vivaient également d’arnaques avant l’arrivée d’internet -, ce sont les brouteurs qui vont porter la pratique à un autre niveau. Des grands noms du milieu comme Commissaire 5500 ou le Président Extractor se font remarquer en dépensant plusieurs millions de francs CFA dans les boîtes de nuit et forgent ainsi leur légende à la limite des mondes de la nuit et du banditisme. Devenus des modèles pour toute une génération de jeunes précaires qui voient dans les arnaques sur internet un juste retour de la « dette coloniale », ces noms de la nuit transforment aussi l’économie musicale en important la pratique congolaise des « spots » [noms cités dans les morceaux] comme source d’argent pour les artistes.
Aujourd’hui, les DJ sont devenus arrangeurs et chanteurs, ils participent pleinement à la force de l’industrie musicale ivoirienne. Nombreux sont les artistes actuels qui ont commencé par les cabines tels que les stars DJ Arafat, Serge Beynaud et Debordo mais aussi Kerozen ou DJ Léo. La nouvelle génération d’arrangeurs, notamment Bébi Philip et Tamsir, ont eux aussi commencé comme DJ avant de produire aujourd’hui les plus grands succès du rap ivoire, de Didi B à Suspect 95 jusqu’à la nouvelle génération des maïmouna.
Pour Luciano, après plus de 40 années passées dans les nuits ivoiriennes, il est dorénavant temps de laisser la main à cette nouvelle génération et de céder la structure qu’il a patiemment mis en place, tout en restant président d’honneur. Avant de nous quitter, il raconte une dernière anecdote sur ce monde de la nuit, qui remonte à ses débuts : « Ce qu’on sait dans l’histoire du DJing en Côte d’Ivoire… c’était le président Houphouët-Boigny [décédé en 1993], il a été une fois dans la cabine d’un DJ. C’était à Yamoussoukro. Le DJ s’appelait Zérê, le président rentre dans la cabine et puis il demande au DJ en montrant la table « C’est quoi ça ? ». Zérê dit c’est une table de mixage. Le vieux : « Comment tu peux dire que ça c’est une table de mixage !? ». Zérê lui dit : « Si, c’est une table de mixage ». Le président ne comprenait pas. Quand zérê explique, il dit « donc c’est un mélangeur ? » ! On a pris ça un moment pour désigner les tables de mixage en Côte d’Ivoire : on dit mélangeur ! »